Note à propos de 3 carrés

Les notes que Jacques Muller prend en 1996 témoignent de sa lecture d’un article de Louis Marin paru dans La part de l’œil, intitulé « Enoncer une mystérieuse figure », dont il recopie des extraits qu’il émaille de croquis.  La toile de l’Annonciation peinte en 1992 laisse entendre que c’est alors qu’il découvre cet article.  Le chemin où il s’engage en 1996 explique qu’il se souvienne de cette lecture et y retourne. 

Cet article s’articule autour de ce que Marin nomme « figurabilité du mystère » et « mystère de la figurabilité » et qu’il délinée à l’intérieur du renouvellement des figures du récit de l’Annonciation (évangile selonsaint Luc, I, 26-38) qu’en donnent les peintres du début du Quattrocento de par le dispositif de représentation que met alors en place la perspective légitime. 

La figurabilité du mystère se rapportant à l’intervalle entre les deux acteurs de l’Annonciation, l’Ange et la Vierge, espace perdu dans l’énoncé du récit de saint Luc et que peut venir figurer la peinture, ramenant au langage ce qui ne l’était pas dans le texte : se montre cet espace que des voix pénètrent, tenant lieu de l’effectuation réelle du dialogue, rendant compte des corps, de la distance qui les sépare, insurmontable mais aussitôt franchie, quelque part, là où se croisent et les voix et les regards, voix et regards rendus à la corporéité autant qu’à l’évanescence. 

Le mystère de la figurabilité étant rapporté à ce que l’énonciation comporte de secret, secret dont le tableau manifeste la présence en tant qu’il est phrase, discours (1) plutôt que  récit (2), en tant qu’aux traces de l’instance d’énonciation laissées dans le récit, la peinture donne un espace, un corps. L’ouverture opérée dans l’espace par la perspective légitime, l’espace proprement scénique qu’elle instaure en peinture, le procès qui s’y fait d’une coupure, est pour Marin « analogue à  la déconnexion de la structure d’énonciation que réalise dans le langage la modalité narrative des temps, des verbes et des pronoms», à quoi il ajoute la série des déictiques (3).  Cet espace est lieu d’une disparition, de ce qui s’avance dans la disparition, scène donnée d’une traversée, d’un évidement qui s’arrête en un point, à l’infini, celui de fuite –  point qui répond du vide du sujet de l’énonciation, et qui rend nécessaire l’énoncé qui sera de peinture.  Spectacle de l’apparence d’une disparition  qui ouvre le voile sur un lieu de l’énonciation de l’Annonciation et qu’exhibent les peintres du Quattrocento, à l’heure même, souligne Marin, où saint Bernardin de Sienne énonce nouvellement le mystère de l’Incarnation : « L’éternité vient dans le temps, l’immensité dans la mesure, le créateur dans la créature... l’infigurable dans la figure, l’inénarrable dans le récit, l’ineffable dans la parole, l’incirconscriptible dans le lieu, l’invisible dans la vision, l’inaudible dans le son... »

Sans aucun doute, ce sont ces mots, par lesquels Marin entame son article, qui ont capté, retenu l’attention de Jacques Muller.  Mais alors qu’il n’a « plus envie de la perspective » – qu’est-ce à dire ? sont-ce les mots qu’il a prononcés ? de quoi en retourne-t-il ?  Peut-être seulement une envie de désaccord... d’une scène désaccordée... qu’on ne pénètre pas de plein pied, dont pourtant notre chair est faite... Vouloir d’une scène où les accords du visible ne s’accordent plus qu’aux seuls accords du visible. Ma mère dit, écrit : « L’œil avait déjà tout vu .»  Donner le monde visible comme aussi celui dans lequel on ne rentre pas, logé qu’on est à l’enseigne du langage; faire spectacle ( comme on rend compte) du gouffre qu’est le visible, et qui n’appartient qu’au visible, et qui n’est gouffre que parce les mots le disent tel; faire de la toile le lieu d’affrontement de ces coupures, de ces croisements, de ces limites-là –,  alors donc qu’il se défend de la perspective, comment se débrouillera-t-il avec cela qui lui parle dans cet article ?

Il m’apparaît que l’écho qu’il en rend dans son Annonciation consiste à traiter la perspective comme si elle tenait à une simple latéralisation, ouverture de panneaux.  Dans l’entrebâillement qui s’y opère, le point de fuite se fait point de vue sur l’infini – s’ouvre un espace d’accueil de l’énonciation, logis de cela que l’énoncé ne donne pas, lieu où résonne le manque du texte. Ces panneaux, Muller les rabat.  Et il paraît sûr de son geste : la toile mesure 135x170 cm, l’extrême stylisation de ses deux personnages, le calme lumineux de sa composition font d’elle une toile charnière dans son œuvre.

Les plans ouverts par la perspective sont rabattus, comme sont refermés les battants d’une fenêtre ou d’une porte.  Battants qui eux savent encore ce sur quoi ils viennent de se refermer, ont souvenance de l’espace qu’ils recouvrent et représentent, leur propre espace se donnant, depuis cet abord, comme espace singulier, autre, à l’intérieur même de la peinture.

Rien n’assure qu’il y ait eu chez l’artiste volonté délibérée de trouver au secret du mystère de la peinture, pour reprendre les mots de Marin, un espace qui ne soit pas celui de la perspective.  Partir de ce point peut-être hasardeux n’occulte cependant pas la lecture de la toile, lui donne seulement un axe.

Cette interprétation m’est apparue en rapportant les trois panneaux rectangulaires qui font le quart supérieur droit de la toile, aux trois carrés que découvre Marin dans sa mise en plan de l’Annonciation du Retable de Cortone de Fra Angelico.  Je pense que c’est dans ces trois carrés que Jacques Muller dessine le sort qu’il fait à la perspective.

Le premier carré est encadré de rouge sur trois côtés, il pourrait simuler une fenêtre, fenêtre sur paysage, ouverture pour la vue, ce carré-là évoque ça.  Il est occupé d’une curieuse rambarde, où s’appuyer pour regarder mais également dessinant un rectangle dans un carré, ou encore figurant un tableau derrière le tableau lequel est lui-même dans le tableau.

[ Ce dernier pouvant même devenir premier terme d’une série infinie de cadres emboîtés... Que le cadre à l’intérieur du cadre dans le cadre du tableau, que ce troisième cadre soit complètement décentré, appuyé qu’il est sur le coin inférieur gauche du second,  échappant pour partie à la vue, permet en effet de l’imaginer renfermant une suite infinie de cadres; ce qui par ailleurs permet aussi bien de supposer un autre spectateur nettement au-dessus de la toile, la surplombant, afin que son regard puisse plonger dans le puit de cadres qui s’offre à sa vue.  Sans doute cette lecture est-elle forcée, qui pointe, à l’intérieur des cadres, un point de fuite, une perspective invisible, qui n’est plus encadrement du visible s’appuyant d’un point de fuite imaginaire, mais qui tend, appelle, s’interroge sur ce qui fera sa limite.  Cette perspective-là pourrait s’appeler désir, mais la série serait-elle prise à l’envers – la perspective vue depuis le point invisible derrière la toile – la toile elle-même en constituerait la limite réelle, dont le moment viendrait dans l’entre toile et œil, le franchissement de cet espace où le regard vient s’animer. Parce que la rencontre du réel, son advenue, son avènement se fait dans une coupure du temps, lieu du temps où il n’est pas compté. La toile ici est dite support du réel, le reportant ailleurs, encore.  Cette autre perspective, qui semble supposer un autre spectateur, parle d’un visible (partout dense, partout réel) dont le cadrage constitue toujours un passage à la limite, une jouissance causée par ce qui du visible est toujours en fuite, labile, indéfiniment entr’aperçu.]

Quoi qu’il en soit, ce premier carré, peinture dans la peinture, pose la question de ce qu’il y a derrière la toile, réaffirme sa nature de voile.  Il pointe vers un au-delà de la peinture et du visible, tout en renforçant l’illusion d’un espace réel où logent les protagonistes de la scène, de ce qu’il le délimite, en est le mur murant qui projette le spectateur hors la scène, dans un espace où les bornes se font moins tangibles.  Il fait le cadre à l’intérieur du cadre qui cadre la scène de ce qui s’y trame, déjà il fait office de l’incirconscriptible dans le lieu, attire le regard sur l’invisible dans la vision.

Ce cadre, ce carré, n’énonce rien quant au texte même de l’Annonciation, sinon qu’il annonce la peinture elle-même, sa fonction, comme cadre sur un au-delà du visible, réponse visible au visible, comme représentant d’un lieu forcément autre, peut-être manquant; il annonce la vision de l’Annonciation, l’entrée en peinture, comment elle parle depuis un lieu qui manque. C’est la peinture qui sera véritablement le sujet de l’énonciation de l’Annonciation, c’est la peinture qui accomplira cet acte, et elle le fait depuis le lieu de son impossible, frange de peinture débordant du manque de la peinture [qui va provoquer son énoncé, rendre possible l’énoncé pictural  de l’Annonciation pris en charge par les acteurs narratifs que sont  l’Ange et la Vierge disposés sur l’axe de largeur de la scène, lequel correspond à celui de l’énoncé].  C’est dire que : c’est d’advenir du manque même, du vide, que la peinture en vient à se dire, et que tel est le sujet de son énonciation : vide – dont elle se fait le pronom : je.  Et c’est bien ce je, signe « vide », sans référent dans la réalité tant qu’il n’est pas actualisé dans un acte de parole où seulement il devient « plein » dès lors qu’un locuteur l’assume, qui est le sujet de l’énonciation, de cet acte de dire dont le temps est de présence, toujours réactualisé par celui qui regarde la peinture, qui donne le présent à son verbe, à sa parole.

Le deuxième carré vient s’accoler à droite du premier et consiste… en carrés et en rectangles noirs, gris et blanc, alignés, superposés, échafaudés en damier malhabile.  S’agit-il d’une partition de musique, d’un tapis shoowa, on pense à Mondrian, on pense à celui qui fut un ami de Muller, Delahaut, et pourquoi pas au pavement en échiquer qui fait le sol de la scène perspective (4)?  Ce qui est dit ici, c’est qu’en l’abstraction pure, l’infigurabilité du mystère trouvait également ces lettres, de nouvelles lettres.  Le troisième carré n’en n’est pas un, c’est un rectangle.  Ce qui s’y passe est répétition du précédent. 

On a donc : premier carré, le tableau-paysage, fenêtre, qui découpe une scène donnée au voir, qui ouvre aussi sur l’invisible; deuxième carré, cela que l’abstraction apporta à la peinture, où la peinture se sépare de la figuration pour se figurer elle-même, se découvrant un espace où seules parlent formes et couleurs en se passant de référents dans la réalité visible, mais témoignant d’un autre réel : celui d’être couleur prise dans une forme. Avec l’abstraction, dans un procès qui fut relativement court, la peinture se séparait du monde visible (5); ainsi, Bram Van Velde regardant par la fenêtre dit-il à Pierre Alechinski  : « La peinture, c’est autre chose.  C’est une autre image, c’est faire une autre image. »

Et si le fait pictural semble s’être s’affranchi d’un certain sujet, voire s’il ne l’a pas perdu, le tableau continue d’avoir la peinture et son histoire comme sujet, c’est bien elle qui cause, c’est elle qui parle, et elle le fait voir.  C’est l’autonomie, la singularité, l’auto-réferentialité du langage du visible qui s’affirme; ce qui du visible ne peut se parler se laisse dire par la peinture, qui y inscrit de nouvelles lettres, à leur tour récupérées par la langue parlée et écrite.

Si le premier carré figure la figuration, le second, répété dans le troisième, figure un monde où les choses sont séparées de leur nom.  Voir consistant aussi à lire le monde; lire le monde en ignorant le nom des choses, reviendrait à n’y plus voir que formes et couleurs.  L’abstraction pourrait consister en cela : vision sur un monde où les choses oublient leur nom. L’abstraction consisterait dans l’extraction de l’une des composantes de la réalité visible  isolée du sens qu’un nom lui a donné. Et dut se réjouir de donner au visible un nouveau monde. 

 « Chose sans nom », de par cette définition l’objet de la peinture se rapproche de ce qu’elle n’avait cessé de tenter d’approcher : le réel.  C’est le cri de Bram van Velde, reprenant les termes d’un roman de Beckett qu’il cite : «  la chose, la chose toujours, quelque part ».  Malgré que cette obsession n’ait pas été celle de toute l’abstraction (6), il n’empêche qu’elle a découvert un objet inédit, auquel elle ne pouvait s’attendre, parce que le réel surprend toujours.  Une fois rentré dans le monde symbolique, cet objet réel n’en n’est plus ressorti; s’il va à prendre d’autres formes, il est désormais incontournable, c’est-à-dire, qu’on ne plus faire autrement que de continuer à le contourner, à en faire le tour, et à lui chercher des modes d’inscription à l’intérieur du symbolique.  La peinture ne saura plus se départir de cette donnée-là, de même qu’elle ne peut compter sans la perspective.

Or, isolée, une forme devient signe, se fait index de réel.

L’étrange, l’ironie étant que d’avoir abstrait, extrait du réel visible cela qui n’est pas nommé, d’avoir fait œuvre de sauvetage du réel, elle n’a eu, pour le rendre, d’autre ressource que celle de le formaliser à nouveau, lui donnant à figurer, à métaphoriser, le monde, la scène du langage. 

Jacques Muller ramène cette réponse-là de la peinture à celle que constituait l’avènement de la perspective dans la peinture, elle qui figurait la dissolution de celui qui se risque à énoncer.

 

[ A COMPLETER ]

 

Véronique Müller, Bruxelles, mars 2002

1.            Je m’en rapporte ici au livre de François Wahl, Introduction au discours du tableau, qui lui-même renvoie à Benveniste.  La phrase est bien un segment constituant du discours; il n’y a pas cependant  entre la phrase et le discours de franchissement de niveau de la partie au tout, ainsi qu’il en est entre le phonème et le mot, entre le mot et la phrase, phonèmes et mots ne connaissent leur sens qu’à la condition d’être intégrés dans l’unité de discours qui leur est supérieure : le phonème dans le mot, le mot dans la phrase.  Phonèmes, mots et phrases sont constituants du discours, à la différence qu’à partir de la phrase, le sens est posé, complet, et n’a plus le même sens que celui qu’il avait jusque là, puisque à partir de la phrase, référence est faite à une situation donnée, au monde des objets.  C’est à partir de la phrase que la langue quitte le domaine des signes – la phrase n’est pas un signe – pour rentrer dans celui du discours. 

2.            Benvensite a distingué les modes d’énonciation propres au discours et au récit.  Dans le récit, à tout le moins dans sa forme stricte, les instances du discours qui sont les marques de l’énonciation – telles que le pronom je, les  indicateurs pronominaux ou adverbiaux, certains temps du verbe : le présent, le passé composé ou le futur – sont effacées de l’énoncé au profit de formes grammaticales comme la troisième personne, l’imparfait et le  plus-que-parfait : «  A vrai dire, dit Benveniste, il n’y a même plus de narrateur.  Les événements sont posés comme ils se sont produits à mesure qu’ils apparaissent à l’horizon de l’histoire.  Personne ne parle ici; les événements semblent se raconter eux-mêmes. » (Benveniste, « De la subjectivité dans la langue » , Problèmes..., p. 262)
             .  

3.            « Montrant les objets, les démonstratifs ordonnent l’espace à partir d’un point central, qui est Ego, selon des catégories variables : l’objet est près ou loin de moi ou de toi, il  est ainsi orienté ( devant ou derrière moi, en haut ou en bas), visible ou invisible, connu ou inconnu, etc.  Le système des cordonnées spatiales se prête ainsi à localiser tout objet en n’importe quel champ, une fois que celui qui l’ordonne s’est lui-même désigné comme centre et repère. » (Benveniste, La communication problèmes de linguistique générale, t. 1, p. 69)

4.            Je tiens à le redire, je ne pense pas qu’il y ait eu volonté délibérée chez mon père de prouver quoi que ce soit, malgré que sa toile fasse, selon moi, démonstration, et que le débat qu’il y tient est un débat où il trouve et donne une définition de ce qui fait sa peinture; il n’a eu de cesse de remettre, dans les dernières années, la peinture en cause, cette toile et le débat qui s’y tient regarde la peinture et pose encore la question de ce dont elle se fait; que ces carrés, ce damier m’évoque le sol de la perspective, c’est simplement mettre des mots sur ce qui est, inconscient aussi bien, tant notre savoir, la vision du monde et de la peinture, ont intégré le fait et les données de la perspective; la remarque ne se veut pas étape d’une démonstration.  La perspective s’est inscrite dans la peinture,  dans son histoire, de son souvenir même, nul ne fait fi.

5.            « Picasso, partant de la réalité comme d’une idée-base, chercha à la dépouiller de tout aspect inutile et par une abstraction légitime, à la ramener à la synthèse de ses éléments plastiques essentiels.  Les jeunes qui viennent aujourd’hui après lui, conscients des résultats obtenus, prirent le chemin inverse.  Ils se servirent de l’idée plastique comme base, comme point de départ dans la conception de leurs toiles, pour retrouver, selon le rythme d’une vision et d’une imagination libres, une réalité lyrique, exaltée par la mémoire, multipliée par la magie mystérieuse de sa pureté. », Tériade en 1927.

6.            Abstraction  (1361, «  séparation, isolement ») : 1° Action de séparer, d’isoler. 2° Fait de considérer à part un élément (qualité ou relation) d’une représentation ou d’une notion, en portant spécialement l’attention sur lui en négligeant les autres; résultat de cette opération.  3° Idée abstraite (opposé à représentation concrète, à réalité vécue).